vendredi 8 juin 2007

Question-Réponse

Questions-réponses sur le projet d’atelier
« Sisyphe Care » par Gabrielle Mallet et Julie Nioche.

Mai 2006

Pourquoi rapprocher une pratique de danse et une pratique de kinésithérapie?

Ce rapprochement permet de délocaliser aussi bien les codes de la pratique de danse que ceux du soin thérapeutique. Ce double déplacement de la danse d’un côté et de la kinésithérapie de l’autre change les buts à atteindre. Il ne s’agit donc plus de devenir performatif comme il est attendu d’un danseur ni d’obtenir la réalisation de gestes utiles comme il est souhaité avec un patient.
L’atelier se centre sur la qualité des mouvements et la façon dont le sujet les investit avec son imaginaire.
La pratique de danse est vue ici comme un réinvestissement continuel de ses propres mouvements. C’est un espace d’auto-observation, de conscientisation de son ressenti qui ouvre à une créativité gestuelle. Le caractère artistique se situe dans cette attention à redécouvrir et à recréer ses mouvements.
Il est souvent constaté que l’élargissement des possibilités de mise en mouvement apporte un mode de confiance en soi. Comme dans la pratique de danse, la kinésithérapie travaille cet agrandissement des possibilités de mobilité.
En effet, celle-ci permet d’appréhender le sujet à travers un regard et un toucher qui sont une qualité d’écoute particulière. Inclue dans l’atelier de danse, la kinésithérapie devient source de nouveaux savoirs et d’imaginaire pour une mise en mouvement consciente de ses supports.
Par le mélange de ces pratiques, une qualité d’action et d’expérience est recherchée.
Cette collaboration renforce l'intérêt à ce que ces deux milieux professionnels se rencontrent sans qu'aucun n'impose son langage.
Cependant, garder ce projet dans le monde artistique permet d’avoir un espace d’expérimentation le plus ample possible où il est permis de faire des mouvements “non sociaux”, “non habituels” et “non thérapeutiques”.
Nous parlont d’apprentissage par les sensations.
L’apprentissage recherché dans cet atelier est en effet, de ressentir les différentes sphères contenues dans les gestes:
Les cheminements du geste, ses directions, ses qualités, ses rythmes, ses intentions, ses ancrages imaginaires, ses liens avec le contexte et l’histoire.
L’atelier crée un espace disponible qui permet d’éprouver les potentiels d’action dégagés des normes .

“Les Sisyphe x 10” a été proposé dans plusieurs contextes:
- auprès d’adolescents non danseurs à Gand, Berlin
- auprès de performeurs professionnels à Istanbul et Paris
- auprès d’adolescents d’une école de danse ainsi que des footballeurs et des acteurs au Nordeste du Brésil.
- auprès de patients psychotiques à l’hôpital Miguel do Bombarda à Lisbonne.
Qu’est-ce que toutes ces différentes étapes apportent au projet?

Ce projet est considéré comme un processus de recherche permanent.
Donc, chaque étape est un contexte qui permet de réfléchir autrement ce que travaille la danse et la kinésithérapie dans l’appropriation de soi par la mise en mouvement.
Chaque résidence devient alors un lieu de recherche interactif : territoire d’expérimentation qui est redéfini par les lieux d’accueil.
Ce projet a l’ambition de réfléchir à la danse en-dehors du cadre de production habituel comme celle de réfléchir à la kinésithérapie en-dehors de son cadre classique. Ce rapprochement de pratiques a été tenté pour la première fois à Fortaleza au Brésil dans une école de danse possédant un caractère éducatif et social.
Le point central de cette recherche est de savoir ce qu’apporte l’attention au corps en mouvement dans le développement de l’autonomie du sujet.
C’est pour répondre à cette question que les pratiques proposées par l’atelier détournent les habitudes en convoquant et travaillant l’imaginaire gestuel chez le participant. Cette connaissance de soi par le mouvement réveille les possibilités et désirs d’agir de l’individu.
Loin d’être un projet thérapeutique c’est dans l’acte de création et à travers l’expérience que l’effet se passe. Seule une observation clinique pourrait éventuellement apporter une réponse sur les effets de cet atelier.
Le but de cet atelier demeure l’élaboration d’une performance en relation avec une certaine esthétique: “Les Sisyphe x 10”.

Quelle est cette performance et qu’apporte t-elle au projet? Pourquoi proposer un projet artistique en-dehors de son cadre et plus particulièrement dans le milieu médical et social?

Déplacer la performance dans d’autres milieux lui donne un relief politique particulier porté par les participants et par le lieu de représentation.
Cela permet pour la performance de s’imprégner d’une nouvelle dimension à chaque fois. Cela permet à l’atelier de posséder un but particulier qui transforme l’investissement des participants.
Cette performance possède quelque chose de paradoxal :
Elle met les participants dans un lieu de surexposition qu’est la scène qui est aussi où le jeu d’un « possible soi » est inventé et expérimenté.
C’est dans ce jeu d’un possible soi-même que les participants testent leurs limites. Cette tentative est particulière pour chacun d’entre eux mais possède un caractère universel qui parle à tout le monde. En explorant ses propres limites, un certain contrôle de soi est annihilé et apparaît alors l’aspect le plus vulnérable de sa personne.
Cette performance convoque deux états rarement possibles en un même lieu et un même temps : être dans un jeu de soi pour communiquer avec les spectateurs et paradoxalement chercher à atteindre ses propres limites et laisser se voir dans ses limites.
Les problématiques touchant aux limites du corps sont ici mises dans le cadre d’un projet artistique où l’important est de pouvoir “jouer” avec ses propres limites physiques, psychiques ou autre.

L’exposition qu’est le spectacle demande une interrogation de ses fragilités qui, acceptées et mises en jeu, permettent aux participants de se les approprier tout en les donnant à voir. Cette « sincérité » à laquelle mène la performance donne à voir l’humanité d’un sujet dans ces rattrapages instinctifs.

Cette pratique du sauts donne le sentiment d’être entier et confère une puissance d’être là dans le moment présent qui est décuplée lors de l’expérience de la scène ; et permet aux participants non habitués de ne pas se sentir en danger.

Comment travaillez-vous la notion de limite?
Les différentes modalités de pratiques abordées au sein de l’atelier concourent toutes à stimuler les sensations dans ce qui les relie au mouvement. Or, cet apprentissage par les sensations améliore la perception de soi et de ses limites. Le plaisir de bouger, les mises en mouvement à partir des sensations de poids, le travail du déséquilibre, la respiration, la stimulation de l’imaginaire sont autant d’ingrédients qui stimulent et révèlent les limites de soi et donnent aux participants de nouvelles perspectives de mouvement.
Si la performance «Les Sisyphe » pousse les participants à éprouver leurs limites dans l’épuisement physique auquel elle invite, elle rend aussi et surtout possible l’expérience du lien corporel entre l’espace symbolique et physiologique de la notion de limites

Comment placez-vous le mythe de Sisyphe à l’intérieur de ce projet ?

"Les mythes sont faits pour que l'imagination les anime " écrivait Camus.
Le lien qu’entretient ce projet avec le mythe de Sisyphe n’est pas didactique ni explicatif. La mise en relation de cette performance avec le mythe de Sisyphe permet de dépasser la simple expérience personnelle du performeur et de la mettre en résonance avec l’histoire des spectateurs.
Le mythe devient un imaginaire que chacun investi avec sa propre histoire. Le mythe est un moyen de créer une interprétation de ses actes. Et c’est aussi en cela qu’il s’intègre ici dans une perspective artistique.
La performance “Les Sisyphe” est une expérimentation de ce que touche ce mythe du même nom : comment donner un sens à un acte inutile? Où se trouve le sens de nos actes inutiles ?

Lors du processus d’élaboration de cette performance avec les participants, le travail de répétition est en rapport avec une interprétation contemporaine du mythe.
Sisyphe était condamné par les Dieux à rouler un rocher jusqu’au sommet d’une montagne d’où elle rechutait aussitôt, l’obligeant au perpétuel recommencement. Pendant le temps de la descente, Sisyphe prenait conscience de ce qu’il allait devoir refaire. C’est dans cette prise de conscience de l’absurdité de sa situation qu’il devient maître de son destin. Cette lutte pour remonter le rocher remplit sa vie de sens.

Replacer le mythe de Sisyphe dans le contexte d'aujourd'hui, c'est aussi reconnaître qu'il existe dans nos vies des endroits où nous recommençons des actions qui peuvent sembler répétitives et vaines, au résultat nul ou incertain.
Et c'est peut-être justement dans cette inutilité que peut surgir la question du "pourquoi?" ou du "quoi?" afin de réinvestir nos choix, nos responsabilités, et finalement le sens de nos actions autrement et de façon renouvelée, libérée de la punition de nos Dieux intérieurs.
La question serait donc : sommes nous capables de progresser sans passer par la prise de conscience de ce que nous faisons et ressentons?
Il faut savoir que pour Albert Camus, Sisyphe est un homme heureux car, n’ayant plus à chercher quoi faire, il se concentre sur le faire dans toute la puissance que cela possède d’être simplement présent à soi-même dans son action.
C’est cette présence à soi-même, que la pratique de la danse permet d’approcher.
Il s’agit de créer un espace où le sujet doit mettre de lui-même et de son imaginaire pour pouvoir ce mettre en mouvement Cet atelier n’est pas pour aller vers une forme précise qui finirait par être atteinte mais propose une recherche de mise en mouvement qui peut toujours être développée.

Cet atelier ne s’adresse pas qu’à des danseurs, quelle importance cela a pour vous de proposer ce projet à des groupes éclectiques?

L'importance d'un groupe si éclectique est qu'il permet d'emblée de créer un contexte ouvert à la qualité de l'apprentissage proposé et de quitter le système du "modèle". La richesse des différences renforce l'ambition et la nature de ce projet qui respecte l'individualité de chaque participant en relation avec un projet collectif.


Julie Nioche et Gabrielle Mallet

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